Joseph de Maistre (1753-1821) avait réuni divers documents dans une chemise intitulée : Illuminés. La principale pièce de ce dossier est le Mémoire au duc de Brunswick-Lunebourg, Grand-Maître de la Stricte Observance, à l’occasion du Convent de Wilhemsbad (1782).
Dans ce texte, Maistre expose ce qu’est la nature du christianisme professé par l’Ordre rectifié, et l’on voit, sous la plume du comte chambérien, une approche novatrice, absolument non dogmatique de ce qu’est, et doit être, le christianisme soutenu par le Régime rectifié, c’est-à-dire un « christianisme transcendant » proche des mystères les plus intérieurs de la Foi chrétienne, un christianisme non attaché de façon fixiste à la lettre de l’Ecriture Sainte, et encore moins figé sur une interprétation rigide des dogmes arrêtés par l’Eglise en ses conciles :
« Les Frères admis à la classe supérieure auront pour objet de leurs études et de leurs réflexions les plus profondes, les recherches de fait et les connaissances métaphysiques. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner jusqu’à quel point on peut établir par le simple raisonnement la vérité de la doctrine que nous professons.
Mais il n’est pas douteux que les découvertes de faits peuvent nous fournir les plus grands motifs de crédibilité. Tout est mystère dans les deux Testaments, et les élus de l’une et l’autre loi n’étaient que de vrais initiés. Il faut donc interroger cette vénérable Antiquité et lui demander comment elle entendait les allégories sacrées. Qui peut douter que ces sortes de recherches ne nous fournissent des armes victorieuses contre les écrivains modernes qui s’obstinent à ne voir dans l’Écriture que le sens littéral ? Ils sont déjà réfutés par la seule expression des Mystères de la Religion que nous employons tous les jours sans en pénétrer le sens. Ce mot de mystère ne signifiait dans le principe qu’une vérité cachée sous des types par ceux qui la possédaient. Ce ne fut que par extension et pour ainsi dire par corruption qu’on appliqua depuis cette expression à tout ce qui est caché ; à tout ce qu’il est difficile de comprendre.
C’est dans ce sens que nous disons maintenant que la génération est un mystère et que Marc-Aurèle disait autrefois que « la mort est ainsi que la naissance un mystère de la nature ». C’est par cette raison que ce terme de Mystère n’étant plus assez significatif au gré de l’Église latine, elle inventa celui de Sacrement pour l’appliquer aux sept Mystères par excellence.
« Les miracles discernent la doctrine, et la doctrine discerne les miracles. Il y a de faux et de vrais. Il faut une marque pour les connaître; autrement ils seraient inutiles. Or, ils ne sont pas inutiles, et sont au contraire fondement. Or, il faut que la règle qu’il (le miracle) nous donne soit telle qu’elle ne détruise la preuve que les vrais miracles donnent de la vérité, qui est la fin principale des miracles. » (Pascal, Pensées, [803]).
Il semble donc qu’on n’a besoin que d’un dictionnaire étymologique pour réfuter les partisans de la lettre. Mais comment pourraient-ils résister au sentiment unanime des premiers chrétiens qui tenaient tous pour le sens allégorique.
Sans doute ils poussèrent ce système trop loin, mais comme, suivant la remarque de Pascal, »les faux miracles prouvent les vrais », de même l’abus des explications allégoriques annonce que cette doctrine avait une racine réelle que nous avons trop perdu de vue.
Saint Anastase de Perse
Martyr de l’Ordre des Carmes
De quel droit peut-on contredire toute l’Antiquité ecclésiastique qui nous laisse entrevoir tant de vérités cachées sous l’écorce des allégories ? « Les anciens interprètes de l’Église, nous dit saint Anastase le Sinaïte, ont envisagé le récit de Moïse sur l’ouvrage des six jours d’une manière allégorique et ils ont relevé diverses hérésies nées uniquement de ce qu’on avait trop pris à la lettre ce que la Genèse rapporte de Dieu et du Paradis terrestre ».
Un autre écrivain ecclésiastique dit de même que « quelques hérétiques avaient soutenu qu’on ne devait pas donner au Vieux Testament un sens mystique et allégorique différent de celui qu’offrent les choses mêmes, mais que, si l’on suivait leur opinion, il en résulterait nécessairement une foule d’absurdités… qu’on doit expliquer les livres du Vieux Testament, non seulement d’une manière littérale, mais aussi d’une manière figurée et allégorique et en découvrir le vrai sens ».
Il est encore très remarquable que sur cet article la Synagogue ne pensait pas autrement que l’Église. — L’historien Josèphe nous avertit avant de traiter des antiquités de sa nation que « Moïse s’est expliqué allégoriquement lorsque son objet l’a demandé ; qu’il s’est aussi servi d’allégories quoiqu’avec beaucoup de retenue, et qu’il n’a dit à découvert que ce qui ne devait pas être caché ; en sorte qu’on s’engagerait à un long travail si l’on voulait démêler tout ce qui, dans ses livres, est relatif à ces différents objets ».
Mais un témoignage de tout autre poids, c’est celui du plus savant et du plus illustre des rabbins, de ce fameux Maïmonide surnommé Moses Ægyptiacus : « Ne vous laissez pas séduire, nous dit-il, par tout ce que les Sabéens racontent sur le premier homme, sur le Serpent, sur l’Arbre de la Science du bien et du mal, sur les vêtements qui n’avaient point encore été en usage, et ne pensez pas que ces objets aient réellement existé de cette manière. Jamais ils ne furent dans la nature des choses. Avec la plus légère attention vous apercevrez la fausseté de tout ce qu’ils disent à cet égard, et qu’ils n’ont imaginé qu’après avoir eu connaissance de notre loi et de l’histoire de la création ; car ils la prirent dans le sens littéral et ils en forgent ces fables… L’on ne doit pas avec le vulgaire prendre à la lettre tout ce qui est contenu dans le Bereshit ou l’histoire de la création. Sans cela les sages ne l’auraient pas enveloppée de tant de paraboles avec tant de soin, et ils n’auraient pas été si attentifs à empêcher qu’on en parlât à la populace ignorante. Car en la prenant dans le sens littéral, il en résulte des préjugés qui dégradent la nature divine, qui renversent les fondements de la loi, qui font naître les hérésies ».
Quel vaste champ ouvert au zèle et à la persévérance (…) que les uns s’enfoncent courageusement dans les études d’érudition qui peuvent multiplier nos titres et éclaircir ceux que nous possédons. Que d’autres que leur génie appelle aux contemplations métaphysiques cherchent dans la nature même des choses les preuves de notre doctrine. Que d’autres enfin (et plaise à Dieu qu’il en existe beaucoup!) nous disent ce qu’ils ont appris de cet Esprit qui souffle où il veut, comme il veut et quand il veut.
Mais que sommes-nous ? D’où viennent nos instructions ? Jusqu’à quel point cette question peut-elle nous intéresser ?
Y a-t-il d’autres sociétés qui possèdent nos connaissances en tout ou en partie ? »
(Joseph de Maistre, Mémoire inédit au duc de Brunswick, 1782).